Brève histoire de la théorie de la valeur
Tandis que nos élites s’acharnent à stabiliser un monde en équilibre instable, nous souhaitons étudier les phénomènes précurseurs d’un nouveau système. Ainsi proposons-nous d’apporter un éclairage théorique et synthétique sur les problématiques issues du modèle consumériste – dont voici le second extrait.
Avec Le Chat et La Taupe.
Le Chat — Allez, explique-moi la théorie de la valeur… Je te laisserais gagner à chat-perché! Sérieusement, tu vas passer ta vie à creuser des galeries?
La Taupe — Et pourquoi pas? C’est un beau travail. Autrement plus coton que de s’attaquer à des proies dix fois plus petites que soi.
Felt Mouse, de Richard Aufreiter (CC-BY-NC).
Pour qui se prend-elle, tout d’un coup? Ce genre de sarcasme lui en touche l’une sans faire bouger l’autre. Il adopte la position du sphynx, puis d’une longue griffe pointue, de sa gueule, extirpe un petit lambeau velu et grisatre, probablement qui appartenait à une musaraigne. Ou une taupe. Un peu dégoutée, elle le regarde dans le blanc des yeux. Croyez-le ou non: c’est vachement balèse pour une taupe.
La Taupe — Tu sais, l’étude de la production des richesses, de leurs distributions, du prix et de la valeur des objets, constitue une longue histoire de la pensée économique. De nombreux auteurs s’y sont succédés, d’école en école (Scolastique, Classique, Néoclassique, Marxiste, Keynésianiste, etc.), depuis l’antiquité (Platon, Aristote…), au Moyen Age (Saint Thomas D’Aquin, Jean Buridan…), avant de s’amplifier au XVIIIe siècle, avec Étienne Bonnot de Condillac, Adam Smith, Jean-Batiste Say, David Ricardo, Pellegrino Rossi, Jules Dupuis, Karl Marx, John Maynard Keynes… pour n’en citer que quelques-uns.
Le Chat — Essayons de parcourir brièvement cette histoire de la pensée économique, sous l’angle d’une étude de la Valeur –au risque d’en oublier (volontairement?) certaines références majeures; nous ne visons pas ici l’exhaustivité mais la compréhension.
La Taupe — Très bien, au terme de cette petite rétrospective, nous aurons vu les notions de valeur, de richesse, d’utilité, d’échange, de rareté et de subjectivité.
Distinction des valeurs en usage et en échange
La Taupe — Aristote (IVe siècle avant Jésus-Christ) évoquait déjà une qualité double des biens: l’usage propre (ce pour quoi il peut être utilisé: l’utilité) et l’échange, qui permet d’obtenir un autre bien:
«Toute propriété a deux usages, qui tous deux lui appartiennent essentiellement, sans toutefois lui appartenir de la même façon: l'un est spécial à la chose, l'autre ne l'est pas. Une chaussure peut à la fois servir à chausser le pied ou à faire un échange.»
— Aristote, Politique (traduction française de Barthélemy Saint-Hilaire, 1874), IVe siècle avant J.‑C. Livre I, chapitre III.
Adam Smith (XVIIIe siècle) reprendra cette même distinction, en posant précisément sa terminologie value in use et value in exchange:
«The word VALUE, it is to be observed, has two different meanings, and sometimes expresses the utility of some particular object, and sometimes the power of purchasing other goods which the possession of that object conveys. The one may be called ‘value in use’; the other, ‘value in exchange’.»
— A. Smith, An inquiry into the nature and causes of the wealth of nations, 1776. Livre I, chapitre IV.
De cette finalité d’échange, de troc, Aristote introduit ainsi l’usage de la monnaie comme intermédiaire d’échange. Le bien devient ainsi marchandise, c’est-à-dire destiné, souvent dès sa production, à un échange marchand. Cependant, chez Aristote comme chez les physiocrates du XVIIIe siècle, l’objet de l’échange reste en valeur équivalente à son utilité et à ses qualités physiques, c’est-à-dire ce pour quoi il est utilisé. La valeur d’échange serait donc égale à la valeur d’usage, et il n’y aurait pas de richesse dans l’échange.
Le Chat —
Je note que l’utilité est tout ce qui peut servir à satisfaire les besoins des hommes
.
Variabilité essentielle de la valeur
La Taupe — Néanmoins, implicitement ou non, le prix d’un objet s’exprime déjà dans un rapport entre son coût de production et la relative nécessité de son acquisition. C’est-à-dire d’un besoin qui naît d’une perception. C’est là le concept fondamental de la subjectivité de la valeur développé par Condillac (XVIIIe siècle):
«Ces besoins [naturels] […] ne donnent de la valeur qu’aux choses de première nécessité. Les besoins factices, […] donnent de la valeur à une multitude de productions et de matières travaillées, que nous avons mises parmi les choses de seconde nécessité.»
— É. Condillac, Le commerce et le gouvernement, première partie, 1776.
La variabilité de la valeur, et la catégorisation des besoins (première/seconde nécessité, naturel/factice) seront généralement admises par la plupart des auteurs que nous allons citer par la suite. Ce qui est important, c’est que nous quittons là une forme de déterminisme Laplacien en admettant la propriété insaisissable et le caractère inexact des sciences économiques. L’objet des recherches n’est plus de calculer l’absolue valeur des choses, mais d’expérimenter sa mesure relative.
Précieuse Rareté
La Taupe — Condillac introduira également la rareté et la surabondance dans l’analyse de la variabilité de la valeur. Aussi, nous pouvons réfuter, là encore, l’idée que deux objets ayant la même utilité aient nécessairement le même prix.
«La valeur de ces choses, en proportion avec leur rareté et leur abondance, varie encore suivant l’opinion vraie ou fausse que nous avons de cette rareté et de cette abondance.»
— Ibid.
Le cuivre est assez abondant pour être exposé au ROM à Toronto (Ontario, Canada).
La Taupe — Aussi, un objet rare chez l’un et surabondant chez l’autre pose les conditions d’un échange. Ce qui est rare chez l’un est considéré manquant (donc utile). A contrario, ce que l’autre a en trop lui est directement inutile (valeur d’usage nulle). Seule, l’utilité directe et objective est insuffisante pour mesurer la valeur d’échange. La quantité est un autre facteur de variance.
Le Chat — L’abondance et la rareté, en tant qu’expression (simplifiée) de l’offre et de la demande, ne sont-elles pas tout aussi une précondition essentielle à l’échange?
Paradoxe de la valeur
La Taupe — Revenons un instant sur notre première distinction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. En la définissant, Adam Smith a également observé un paradoxe dit de la valeur, selon lequel des objets fort utiles (il cite l’eau en exemple) ne s’échangent en rien, tandis que d’autres objets parfaitement inutiles s’échangent contre beaucoup (comme un diamant, pour reprendre son exemple). Ainsi donc, la valeur d’usage n’aurait aucune relation d’équivalence avec la valeur d’échange?
À son tour, David Ricardo (XIXe siècle) insistera sur cette distinction valeur d’usage/valeur d’échange, en illustrant à nouveau ce paradoxe de la valeur par les optimisations technologiques des productions industrielles. De fait, si le coût du travail nécessaire pour un même objet peut être diminué par deux et que le prix de vente bénéficie lui-aussi d’une diminution, son utilité est pourtant entièrement préservée. Néanmoins, ni lui, ni son contemporain Jean-Batiste Say, ne parviendront à expliquer ce paradoxe pour mesurer la richesse.
Le Chat — C’est palpitant! J’imagine les nombreux échanges endiablés que tous ces gens devaient échanger…
La Taupe —
De fait, J.‑B. Say et D. Ricardo débâteront longuement à propos de cette non-égalité de valeur d’usage/valeur d’échange. Pour J.‑B. Say, le prix mesure l’utilité, et donc la quantité et la qualité du travail productif, du service industriel
.
Le Chat — Un dialogue de sourd, quoi.
L’énergie du besoin
La Taupe — Pellegrino Rossi, titulaire de la chaire d’économie politique au collège de France dès 1833 (en prenant la succession de J.‑B. Say), reprendra les analyses de ses prédécesseurs.
Le Chat — En gros…?
La Taupe — P. Rossi réaffirmera la variabilité et la subjectivité de la valeur. Il reprendra la subdivision des richesses (naturelles/produites, limitées/illimitées, échangeables/non-échangeables). De même, il distinguera la valeur d’usage de la valeur d’échange, tout en dénigrant vivement les auteurs qui –dans leurs analyses «scientifiques»– ne considèrent uniquement l’échange (et qui délaissent, sans pour autant la nier, l’utilité des choses).
Surtout, il précisera l’expression de la valeur d’échange comme une dérivée de la valeur d’usage. L’utilité pré-existe à l’échange: il n’y a pas de valeur d’échange sans richesse, tandis que l’utilité existe sans l’échange. Autrement dit, la valeur d’échange n’existe qu’au moment même de l’échange
et toujours selon le rapport entre les objets et les besoins de l’homme
.
Le Chat — L’utilité pré-existe à l’échange?
La Taupe —
Oui, il affirme que la richesse est partout où il y a valeur d’usage: partout où nous trouvons la propriété de satisfaire nos besoins […], nous reconnaissons la richesse
. Ainsi, c’est parce que la richesse préexiste que la valeur en échange est possible
.
Maslow, de wilgengebroed (CC-BY).
La Taupe — Ainsi, P. Rossi nous rappelle que l’énergie du besoin, en tant que composante essentielle de l’utilité, s’avère être la seule explication scientifique rigoureuse de la valeur d’échange:
«L’utilité, c’est la propriété de satisfaire un besoin, réel ou factice, permanent ou passager, physique ou intellectuel, peu importe.»
— P. Rossi, Cours d’économie politique, Paris, 1836-1854.
Et d’incorporer la rareté dans cette énergie du besoin:
«La rareté est […] un moyen direct de satisfaction; elle apaise ce besoin de notre nature, qui consiste à désirer avoir ce que les autres n’ont pas. […] c’est un besoin pour la satisfaction duquel les hommes sont disposés à faire de grands sacrifices.»
— Ibid.
Le Chat — Ah! Je suis sûr qu’il reprend ici l’exemple des diamants donné par Adam Smith pour illustrer le paradoxe de valeur.
La Taupe —
Précisément, le paradoxe de la valeur introduit par Adam Smith tiendrait d’une erreur d’interprétation: le diamant a bien une utilité qui explique sa grande valeur d’échange. L’air, en tant que richesse ultra-abondante, aussi vitale soit-elle, ne justifie aucun sacrifice: j’en dispose et disposerai toujours sans effort.
De même, si le coût de production baisse (pour reprendre les propos de D. Ricardo), l’utilité propre est certes bien maintenue, mais la rareté est moindre. Ainsi, le sacrifice maximal que je suis prêt à investir est diminué.
Le Chat — C’est brillant! Le raisonnement de P. Rossi nous est ici précieux, car il nous permet de replacer l’individuation et le désir au cœur de la théorie de la valeur.
Suite et rappel des Classiques
La Taupe — En s’appuyant sur les cours de P. Rossi, Jules Dupuit introduira les notions d’utilité relative, absolue et marginale (équivalent au surplus des consommateurs chez Marshall), de différenciation des prix… L’exposé de ces notions sortirait largement du cadre de notre étude.
Nous noterons toutefois que l’on retrouve chez J. Dupuis beaucoup d’éléments par la suite développés ou améliorés chez ses successeurs (citons Jevons, Walras, Marshall, Edgeworth, Pareto, Auspitz et Lieben, Pantaleoni). Néanmoins, comme le démontre J.‑M. Harribey en 2005, les écoles néoclassiques et libérales, tout autant que leurs critiques, viendront trop souvent confondre richesse, valeur, utilité et échange dans leurs analyses.
Le Chat — Alors rappelons-le une dernière fois et en restant fidèle aux économistes classiques: la richesse pré-existe à la valeur d’échange. Si celle-ci témoigne nécessairement d’une utilité, une richesse n’est pas systématiquement l’objet d’un échange. Ensuite, la mesure directe de la valeur d’usage est indéterminable, en cela qu’elle est subjective et en tout point variable. Enfin, si nous pouvons aujourd’hui évaluer la valeur d’usage au travers de la valeur d’échange, ce n’est possible que pour les choses ou services marchands.
Nos deux amis, épuisés par l’exercice, prirent congé l’un de l’autre. La prochaine fois, ils aborderont la question du travail, essentiel à la création de richesse.