Biens communs & pratiques numériques
Tandis que nos élites s’acharnent à stabiliser un monde en équilibre instable, nous souhaitons étudier les phénomènes précurseurs d’un nouveau système. Ainsi proposons-nous d’apporter un éclairage théorique et synthétique sur les problématiques issues du modèle consumériste – dont voici le quatrième extrait.
Avec Le Cosmonaute et Le Robot.
Le Robot — Ah! Vous tombez bien, je vous cherchai partout. Je dois de toute urgence m’entretenir avec vous.
Le Cosmonaute, toujours sujet à d’étranges maux de tête, ne fut pas surpris par cette visite importune. Il savait déjà de quoi le Robot voulait tant jaser. Ce qu’il ignorait encore, c’était l’origine de toutes ces prémonitions remarquables.
Le Cosmonaute — Mon très cher tas de ferraille, prenons soin d’éliminer d’emblée l’ambiguïté qui règne parfois autour de l’homophonie du «bien commun» et des «biens communs».
Le Robot — Au microphone, avouez qu’il y a de quoi s’emmêler les pinceaux.
Le Cosmonaute — Le bien commun peut s’apparenter au bien être d’une communauté, au «bon vivre» ensemble, ou toutes choses qui lui seraient favorables.
Au pluriel, les biens communs sont le sujet d’étude de nombreux économistes, juristes et/ou bibliothécaires… Dans la langue de Shakespeare, on parle de commons. De même, il est d’usage, aujourd’hui, dans la langue de Molière, d’emprunter cet astucieux raccourci de «communs».
Oublions vite ce mauvais jeu de mot…
Le Robot — Plus précis, Alain Rey raconte l’histoire du mot «commun» et de ses dérivés (dans un extrait gracieusement mis à disposition par les éditions C&F).
Distinction faite, nos deux compères pouvaient désormais se concentrer sur notre sujet, en commençant par le définir précisément.
Comment définir les biens communs?
Le Cosmonaute — Si vous le permettez, partons de cette citation:
Les biens communs sont des ressources partagées par un groupe de personnes et qui sont vulnérables aux dégradations et aux enclosures.
— Charlotte Hess, Vecam (Association), Libres Savoirs: les biens communs de la connaissance; produire collectivement, partager et diffuser les connaissances au XXIe siècle, 2011.
Sont mis en exergue plusieurs éléments clés. Tout d’abord, la ressource, c’est-à-dire l’objet d’étude. Elle peut être matérielle (l’eau, un gisement de charbon, une population de gibier, etc.) ou immatérielle (il s’agit des connaissances, du savoir et plus généralement de toutes formes d’abstraction).
Ensuite, la notion de partage. Elle suppose que ces ressources font l’objet d’une compétition ou d’une coopération entre plusieurs acteurs pour son exploitation… en un mot, d’une gestion et d’une nécessaire gouvernance.
Le groupe de personnes fait référence à la ou aux communautés qui vont, précisément, se partager ces ressources. Une ressource, pour autant qu’elle appartienne au domaine public, ne serait pas un commun si aucune communauté ne l’exploitait.
Et puis, Charlotte Hess introduit la vulnérabilité des communs. C’est-à-dire la possibilité de son épuisement, de sa disparition ou destruction. Elle sous-entend que ses ressources sont en quantités et en qualités limitées. Les causes les plus communes de dégradation sont le parasitage (exploiter sans entretenir), la non-conformité (une utilisation incorrecte ou polluante) et la surconsommation (ou surexploitation).
Enfin, cette définition des communs introduit une notion importante pour leur gouvernance: le risque d’enclosure. Autrement dit, une forme de privatisation ou d’appropriation des communs. Cette notion fait référence au General Enclosure Act de 1801, en Grande-Bretagne, qui suit un vaste mouvement d’enclosure des parcelles de terrain auparavant collectives. Ce mouvement aura largement modifié la société anglaise, en précipitant ses inégalités.
Un fermier qui indique avec courtoisie à ces messieurs les chasseurs qu’ils sont priés d’aller trouver leurs gibiers ailleurs.
Le Robot — Notons qu’à cette époque, l’enclosure est à prendre au sens propre; c’est-à-dire clôturer, entourer de mur. Autrement dit, la parcelle est privatisée et son usage devient exclusif; c’est un bien privé.
Rivalité et non-exclusivité
Le Cosmonaute — Reprenons, en évoquant deux caractéristiques importantes attribuées aux biens communs matériels, pour les distinguer des autres types de biens, comme les biens publics.
La rivalité signifie que l’utilisation ou l’exploitation de la ressource par un acteur en prive les autres acteurs. Par exemple, si un morceau de bois est ramassé, puis brûlé par un individu, les autres membres de la communauté en seront privés.
La non-exclusivité décrit le fait que tous les membres de la communauté y ont accès à priori. C’est le cas des poissons dans une rivière: nous y avons tous accès.
Le Robot — Soit dit en passant, les biens publics sont non-rivaux et non-exclusifs: l’air ou la lumière du soleil, par exemple. Nous y avons tous accès, et l’utilisation que nous en faisons ne prive pas les autres de l’utiliser.
Épistémologie des communs
Le Cosmonaute — Ok, on parle, on parle… Mais je ne sais plus trop où j’en suis, ni d’où tout cela peut bien venir…
Le Robot — Eh bien les communs ont une longue histoire, dont l’origine remonte vraisemblablement à la naissance de l’humanité. Cependant, leur étude fait l’objet d’une grande attention ces dernières décennies. De fait, depuis la parution de l’ouvrage de Garrett Hardin, en 1968, exposant la tragédie des communs, de nombreux scientifiques auront contribué à leur compréhension.
Dans son ouvrage, Hardin montre comment les ressources naturelles, comme des prés, peuvent-être détruits par une surexploitation. Selon lui, l’intérêt personnel des acteurs ne peut que mener à la destruction des communs et, in fine, à une perte pour la communauté dans sans ensemble (y compris pour ceux qui en auraient profité). Il pose ainsi la question de la gouvernance des communs.
Le Cosmonaute — Et il expose alors deux solutions: la régulation par la nationalisation des biens communs ou au contraire, sa privatisation.
Le Robot — Cependant, tandis que les ressources planétaires s’amenuisent, que partout dans le monde, les terres arables cèdent peu à peu leurs places aux constructions humaines, que les batailles de propriété industrielle, de brevets et de droits d’auteur font rage… Elinor Ostrom publie en 1990 un ouvrage majeur, Governing the commons: the evolution of institutions for collective action. Ses travaux seront récompensés en 2009 par le prix Nobel d’économie.
Le Cosmonaute — En fait, dans les années 90, de nombreuses autres contributions seront publiées: Golish, 1991; Boyle, 1992; Turner, 1993; Branscomb, 1994… pour ne citer qu’eux.
Le Robot — En tout cas, E. Ostrom rapporta un troisième mode de gouvernance des communs, et appela au renouveau des communs en tant que base d’une alternative économique.
Grâce à une analyse théorique et empirique divergente aux thèses de Garett Hardin, elle montre que les acteurs locaux sont souvent les plus à même de protéger les communs, selon des modes et des institutions adaptés à chaque contexte (culturel, socio-économique, environnemental, etc).
Particularité des communs immatériels et numériques
Le Robot — Par la suite, en 2007, Elinor Ostrom et Charlotte Hess ont contribué à considérer la connaissance comme un commun.
Le Cosmonaute — Cette contribution est capitale, dans la mesure où, grâce à la réticularité du numérique, c’est-à-dire la mise en réseau des ressources informationnelles, ces biens communs immatériels se propagent et sont produits par un nombre toujours plus grand de citoyens. Leur bonne gouvernance est donc essentielle pour garantir la possibilité d’une démocratie Internet.
Le Robot — Notons que ces biens communs sont particuliers. En effet, la consultation par un acteur d’une ressource sur un réseau numérique n’en prive pas l’accès aux autres acteurs. Ces communs sont donc non-rivaux et non-exclusifs. En cela, ils partagent les caractéristiques des biens publics.
Le Cosmonaute — Toutefois, les communs immatériels se différencient des biens publics parce qu’une communauté se constitue autour d’eux, avec une gouvernance particulière.
Le Robot — Et néanmoins, ces communs immatériels restent vulnérables aux dégradations et aux enclosures.
Un exemple de dégradation: lors d’une refonte de site Web, les anciennes URL sont souvent ignorées, égarées ou simplement jetées aux oubliettes. Or, dans le même mouvement, sont dégradés tous les sites Web qui y faisaient référence par des liens (devenus caduques). Catastrophe!
Libres Savoirs, pratiques et enjeux
Le Cosmonaute — En réalité, ces communs immatériels sont aux croisements d’enjeux bien plus importants encore. Les liens hypertextes, dont regorgent les pages Web et qui forment l’unité commune la plus essentielle du Web, sont aujourd’hui menacés par de puissants écosystèmes, que Tim Berners-Lee décrit comme des Walled Gardens.
Ces géants GAFA, confrontés aux réalités économiques de rentabilisation, orientent leurs stratégies dans une direction inquiétante. Les exemples sont légions: unification des conditions d’utilisation de Google; restrictions d’usage sur Twitter; Edger Rank chez Facebook; censure opérée au sein des marketplaces d’application; etc.
Le Robot — En tant que Robot, je peux en témoigner. Les algorithmes ne cessent de se refermer, de s’obscurcir, affectant la vivacité et l’essence même de nos interactions; tandis que les ressources Web s’éloignent symboliquement des utilisateurs (Symboliquement et physiquement, avec l’essor des solutions de virtualisation et de stockage en Cloud Computing). Nos activités et nos profils sont alors simplifiés, segmentés, pour être marchandés au sein d’une économie de l’attention, avec un modèle marketing directement issu de la société industrielle traditionnelle…
Ainsi, ces dernières années, nous observons ce contre quoi Dominique Cardon nous avertissait, c’est-à-dire une dérive (quasi-totalitaire) des algorithmes, qui se traduit par un recul implicite du sens critique, du libre arbitre et par conséquent de la démocratie.
C’est à en perdre ses cheveux!
Le Cosmonaute — Mais dans le même temps, des tendances s’opposent au modèle post-industriel dominant, se confrontent dans une guerre civile numérique; une guerre des élites, comme nous explique Paul Jorion.
Nous pouvons parler de l’essor des licences Creatives Commons, inspirées des logiciels Libres et du projet de la FSF; la prolifération des Fablabs et des communautés de makers; l’implication politique des hackers (avec Wikileaks ou Telecomix…); les financements participatifs (crowdfunding); les partages en pair-à-pair et autres services décentralisés… en gros, tous le vocable des co-révolutionnaires. Indubitablement, toutes ces initiatives s’inscrivent au contraire dans un renouveau économique, l’âge de la contribution.
Dans cette pensée, biens communs et pratiques se bonifient dans un cercle vertueux, où les citoyens ne sont plus consommateurs, mais producteurs, participants, contributeurs, praticiens.