Distinguer les usages des pratiques numériques

Tandis que nos élites s’acharnent à stabiliser un monde en équilibre instable, nous souhaitons étudier les phénomènes précurseurs d’un nouveau système. Ainsi proposons-nous d’apporter un éclairage théorique et synthétique sur les problématiques issues du modèle consumériste – dont voici le premier extrait.

Avec Le Cosmonaute et Le Chat.

Comme chaque matin, le Cosmonaute se traine hors des draps, puis entreprend la vérification de son matériel reproducteur. Il a déjà mal au crâne. Alors, il parle au Chat.

Cerchio alla testa (sculpture) Cerchio alla testa, de Alessandro Bonvini (CC-BY).

Le Cosmonaute — Avant tout, notons que la notion de pratique s’inscrit davantage dans une confrontation des concepts de valeurs d’usage et de valeurs en pratique. Mais nous nous y consacrerons une autre fois.

Surtout, il serait bien présomptueux et impétueux que de balayer du seul revers de la main tous les travaux du champ de la sociologie des usages. Et ce, principalement parce que l’étude des pratiques est déjà largement abordée dans celle des usages. Il y a aussi, de la part de beaucoup d’auteurs, une confusion assumée des deux termes, parfois comme un abus de langage innocent ou bien par l’économie de leur distinction au sein même de leurs publications. Ainsi, usages se trouve synonyme de pratiques. Dans la littérature francophone, dont le courant de la sociologie des usages est assez singulier, on citera quelques références récentes qui ont pu approcher la notion de pratique dans l’étude des usages: Josiane Jouët, Geneviève Vidal, Patrice Flichy, Dominique Cardon… et beaucoup d’autres.

Toutefois, dès lors qu’on la distingue précisément des usages, l’étude des pratiques numériques est très récente, voire inédite. Il s’agirait d’effectuer une recherche documentaire approfondie pour s’en assurer. Cependant, largement approuvé pour sa qualité et en tant que document référence, le récent rapport Colin & Collin sur la fiscalité du numérique, qui parle du phénomène de travail gratuit (pour reprendre leurs mots), sous-entendant la création de valeur non-marchande, ne fait pas mention de cette distinction. Le débat aura lieu, mais cette dernière apparaît essentielle pour la remodélisation de la fiscalité appliquée au numérique.

Brève définition des usages

Le Chat — Je ne suis pas sûr de comprendre. Peut-on s’attarder un instant sur la notion d’usage?

Le Cosmonaute — Oui, plusieurs définitions s’appliquent à ce terme. En premier lieu, un usage s’apparente à une coutume, une pratique reçue ou encore une connaissance pratique acquise par l’expérience. Toujours dans le cadre de notre étude, c’est aussi le fait de se servir de quelque chose, d'appliquer un procédé, une technique, de faire agir un objet, une matière selon leur nature, leur fonction propre afin d'obtenir un effet qui permet de satisfaire un besoin.

Ainsi, quelques notions sont ici introduites: individu, collectif et objet technique. On comprend qu’un usage concerne un individu, mais s’inscrit également au sein d’une communauté, d’un groupe social (dont les échelles et les caractéristiques sont très diversifiées). Par ailleurs, nous parlons d’usages (au pluriel), tant les besoins diffèrent d’une communauté à une autre, des groupes qui composent ces communautés aux autres, et des individus aux autres, au sein même de ces groupes… De plus, nous n’oublierons pas que les usages numériques sont étroitement liés aux conditions d’accès aux dispositifs numériques, aux ressources, ainsi qu’au niveau d’éducation, aux habitudes et coutumes du groupe social concerné. Nous observerons donc toujours une pluralité d’usages, bien que des causes différentes puissent converger (Jouët, Vidal, Flichy, Chambat).

Enfin, dans le cadre du numérique et de l’étude des phénomènes sociologiques qui s’y rattachent, la question des usages s’articule autour de la relation «offre technique ↔ demande sociale». Cette question comprend les pratiques prévues par les concepteurs de l’offre technique, des dispositifs et de leurs modalités d’utilisation, tout autant que les détournements opérés effectivement par les utilisateurs, dans leurs activités propres (Vidal).

Individuation et médiations techniques

Le Cosmonaute — À ce stade, il semble intéressant de mobiliser la notion d’individuation, c’est-à-dire la genèse de l’individu et de son milieu associé (Simondon). En effet, le processus d’individuation n’est pas étranger aux éléments énoncés précédemment. La constitution indéterminée (sans cesse en devenir) de l’individu se fait avec la mise en tension de trois fondamentaux: quand le psychique («je») et le social («nous») se confrontent au croisement des médiations techniques (Stiegler). C’est précisément sur ce dernier objet que l’usage et la pratique interviennent. On notera que ces deux derniers retrouvent, dans leurs définitions propres, les trois tendances: psychique, sociale et technique.

Si la pratique suppose un individu praticien, elle promet un être singulier. L’usage, quant à lui, forme un particulier. C’est-à-dire, la réduction de l’individu en usager, c’est-à-dire en utilisateur (ou en pousse-boutons diront certains). En effet, l’usage contraint, conditionne, formate l’usager, selon les «modalités d’usages» et ses fonctionnalités. Ces fonctionnalités sont définies, conçues, réalisées et protégées en amont par un producteur ou un fournisseur. Ainsi donc, l’usage fournit un mode d’emploi qui transforme l’usager en employé. L’utilisateur est tout autant (et souvent plus) utilisé par l’objet qu’il ne l’utilise lui-même (Aigrain).

Le Chat — Cela m’évoque une formule de Lawrence Lessig (fondateur des licences Creative Commons): Code is law, qui met en exergue l’importance que prennent les algorithmes (entre autres) sur nos sociétés numériques. Vers un nouveau totalitarisme des algorithmes (Google, Amazon, Facebook, Apple…)?

Bien, mais pourquoi l’usager devient-il un particulier?

Le Cosmonaute — Parce que le processus d’individuation ne constitue plus une progression mais un formatage reproductible. C’est là le sujet du modèle consumériste, qui s’appuie sur une foule de particuliers et non sur des individus singuliers. C’est la logique de masse qui domine: consommation de masse, médias de masse, hédonisme de masse… etc.

Times Square, New York City, New York, United States of America. Approche de Times Square, à New York City, en 2013.

Le Chat — Je vois. QUID de la publicité personnalisée et du marketing direct, au sein du Web 2.0 et des réseaux sociaux numériques?

Le Cosmonaute — Rien de plus qu’un raffinement du procédé: les profils des usagers sont segmentés en autant de petites facettes que possible. Ces données, une fois habilement (auto-)documentées, permettent une analyse plus efficace et plus précise. In fine, les particuliers sont traités comme des données quantifiables, dans des logiques similaires au marketing de masse.

Le Chat — Permettons-nous, par ailleurs, de mentionner les réflexions de Pasolini à propos de la télévision (gate-keeper emblématique), la décrivant plus efficace dans l’aliénation du peuple Italien que ne l’a été le régime fasciste de Mussolini.

À ce propos, la Cinémathèque Française propose l’exposition Pasolini Roma jusqu’au 26 janvier 2014.

Modèle consumériste

Le Chat — Bon, mais alors l’usage serait consommation?

Le Cosmonaute — Ça coule de source. Au XVIIIe siècle, la consommation était l’usage que l’on faisait d’une chose pour satisfaire des besoins. De plus, étymologiquement, consommer, c’est d’abord consumer – c’est-à-dire, au XVIe siècle, faire disparaître par l’usage. Encore aujourd’hui, consommer, c’est mener à son terme, user. Enfin, la chose, une fois consommée, devient usagée. Il faut donc renouveler l’objet de l’usage (le consommable).
Alors, on comprend bien que relancer la consommation, c’est accélérer l’usure, ou amplifier l’usage. Autrement dit, au sein du modèle consumériste: organiser une jetabilité chronique et généralisée, causée par une planification de l’obsolescence et par une innovation galopante. Ces deux facteurs étant évidemment intriqués et font l’objet d’une optimisation importante à l’ère du numérique.

Le Chat — J’ai un exemple: les produits vendus par la marque à la pomme s’enchaînent sans vraiment se démarquer et sont conçus pour ne pas durer (batterie non-remplaçable… etc).
C’était le sujet du documentaire «Prêt à jeter ou l'obsolescence programmée» diffusé sur Arte en 2011.

Le Cosmonaute — C’est ce que Joseph A. Schumpeter conceptualisait déjà comme Creative Destruction.

Pratiquons & contribuons!

Le Chat — Diable. Dès lors, comment sortir de ce schéma et cesser d’être usager?

Le Cosmonaute — Par la pratique, pardi! En étant praticien, contributeur et créateur de participation. La pratique s’inscrit dans un accomplissement, une progression, à la fois individuelle et collective. La pratique émancipe l’individuation.

Quelques exemples. La pratique du blogueur, en publiant des articles, participe à la création d’externalités positives: d’autres blogueurs viennent commenter, ou font des références à l’article pour appuyer leurs propres discours, enrichissant ainsi le pot commun de la blogosphère.
On parle de la pratique du sport (tous ces amateurs qui s’entraînent, progressent et s’accomplissent lors de compétitions). Et ne pourrait-on pas parler d’usages du sport pour ceux qui regardent les matchs à la télévision?

Le Chat — Si je comprends bien, le praticien, pour ses activités, aurait recours à moins d’objets (moins de consommables). Souvent, il élabore lui-même ses outils, comme le font les hackers ou comme l’illustre le projet GNU/Linux et ceux de la Free Software Foundation.

Nuances & accointances

Le Cosmonaute — Toutefois, nous le savons et l’avons vu (Simondon et Stiegler), l’individuation n’échappe jamais au rôle joué par les médiations techniques. Ainsi, avec une approche plus nuancée, nous pouvons dire que la frontière entre pratique et usage n’est pas si nette. L’enjeu est donc d’étudier comment le numérique (ses outils, plate-formes, interfaces, réseaux, etc.) nous oriente tantôt vers l’usage et tantôt vers la pratique.

Par ailleurs, le praticien entretien une relation privilégiée avec les biens communs, sans lesquels nulle pratique n’évoluerait. C’est une relation d’interdépendance entre la valorisation des pratiques et la gestion des communs. Un cercle vertueux naît des pratiques qui enrichissent et alimentent le terreau des biens communs, toujours plus fertile à l’existence et l’épanouissement des pratiques. En pratiquant, les internautes participent à la bonne gouvernance des biens communs immatériels, et favorisent le partage des libres savoirs.

Le Cosmonaute — Là encore, difficile d’y exclure le rôle des hypomnématas (technologies de l’esprit) dans cette évolution… Aujourd’hui, la réticularité des outils numériques vivifie (ou pourrait vivifier) le partage et les pratiques collectives, aux quatre coins de la planète. Mais cette tendance est limitée par la persistance du système consumériste.