Elle écoute la musique qu’on lui donne
Lorsque l’homme casqué arriva, la Taupe mélomane se dandinait devant son ordinateur, deux fils antracites fichés dans les orifices auditifs, de part et d’autre de sa tête velue.
Avec La Taupe et Le Cosmonaute.
Le Cosmonaute — C’est drôle, j’ai toujours pensé que les taupes étaient sourdes.
La Taupe — Je n’ai pas plus d’oreilles que d’yeux, mais j’entends bien mieux que je ne voie. Et probablement bien mieux que la plupart d’entre vous!
Le Cosmonaute — Peut-être bien. Ce que tu écoutais là, c’était sur Spotify, n’est-ce pas?
La Taupe — Oui, M’sieur! J’ai un abonnement Premium. Je peux écouter autant de musique que je le souhaite. Sans publicité, sans rien du tout. Je peux même l’écouter hors ligne, sans accèder au Net.
Le Cosmonaute — Et la qualité du son?
La Taupe — À dire vrai, je ne sais pas… En théorie, je peux avoir une une qualité CD. Seulement, ma connexion n’est pas assez performante pour en profiter sans accrocs.
Le Cosmonaute — À vivre dans des galeries souterrainnes, tu ne devrais pas t’en étonner. Tu y trouves ton compte (l’abonnement est à 10€ par mois);
La Taupe — Je crois bien, oui… Oui, ça m’convient.
Il la regarde un moment, avec dédain, mais sans trop.
Le Cosmonaute — Je ne suis pas convaincu, vois-tu.
La Taupe — Ah oui? Tu profitais bien de leur formule gratuite, pourtant…
Comme les tourne-disques de nos grand-parents.
Le Cosmonaute —
Pourquoi je ne souscrirai à aucun abonnement de streaming comme Spotify?
Parce que je préfère de loin acheter un CD tous les deux ou trois mois, à prix équivalent.
Ils deviennent miens, ad vitam æternam.
Vingt, trente ou quarante ans plus tard, comme les bandes magnétiques de nos parents, je les possèderai toujours.
Des objets qui ont une présence, que je peux écouter où je veux, quand je veux, comme je veux; que je peux faire signer… etc.
Et si d’aventure ces disques me faisaient horreurs, j’aurais le privilège primaire de les cuire au bain d’Alcide, ou de les fracasser par terre pour les briser en mille éclats!
À moins que ne me vienne l’idée de les revendre ou de les donner… Ou simplement les prêter…
La Taupe — De nos jours, personne ne prête plus rien à personne. Un geste devenu inutile, dans le monde du grand partage numérique, où l’exclusivité ne fait plus sens. Pour peu que tu y entres, tu accèdes instantannément à des millions de choses…
Le Cosmonaute — Des millions de titres que je n’écouterai jamais, qui ne m’intriguent ni me troublent! Tandis que Sugar, Shellac et Gastr del Sol –pour n’en citer que quelques-uns– y sont absents.
Je n’ai rien contre le format dématérialisé. Mais pas n’importe comment. Qu’arriverait-il si, par malheur, tu perdais ton accès à Internet? Ou si tu ne disposais plus de ton abonnement Premium? Tu perdrais tout.
La Taupe — Eh bien je n’écouterais plus autant de musique… Mais ça n’arrivera jamais.
Et si c’était déjà arrivé? Sous une forme ou une autre… Et si demain, sous le filtrage et la partialité des opérateurs du réseau, Internet n’était plus l’espace de partage que nous connaissons…
‹Qu’arriverait-il?
›, répéta le Cosmonaute avant de s’eclipser.